Voyage en pays « hostile » : une immersion dans le « jargon eurocrate »
Au sein d'ekito, l'une de mes mission est d'effectuer une veille sur les appels d'offre publics en terme d'innovation et de création d'entreprise. Ainsi mon vocabulaire et mon discours, influencé par mes lectures, semblent-ils bien souvent, sur ce sujet, obscurs au reste de l'équipe que leur terminologie technique peut souvent l'être pour moi. H2020, SMS Instrument, ANR, et j'en passe, font partie de mon quotidien, mais nécessitent pour cela une plongée régulière dans un univers particulièrement ardu, à la limite, parfois, du surréalisme : les milliers de documents et portails produits par l'Union Européenne dans un jargon "européano bruxellois" spécifique à la Commission.
Une situation reconnue par la commission européenne
Dans les instances de l’Union Européenne, on emploie couramment des termes tels que “modalités”, “mise en œuvre” ou encore “trilogue”. Faisant face aux polémiques suscitées par ce type de terminologie relayés par les médias ( "L'Union européenne est-elle victime de son jargon ?" s'interrogeait en effet la presse en janvier 2014 (Euronews), la Commission Européenne publie régulièrement un manuel sur le jargon et suggère des expressions plus directes. Mais force est de constater que la pratique persiste !
"Dans le monde de plus en plus interdépendant qui sera celui du XXIe siècle, le citoyen européen devra plus que jamais coopérer avec des peuples d’autres pays, dans un esprit de curiosité, de tolérance et de solidarité”, dixit la Commission européenne, en allemand, dans l'une des dizaine de milliers de pages de son portail. A contrario de ce discours pro-actif, les institutions européennes utilisent pourtant de plus en plus exclusivement l'anglais comme langue de travail.
Mais quel anglais parle-t-on dans les institutions européennes ? Pas vraiment celui de Shakespeare, comme je le constate bien souvent et si l'on en croit également un rapport datée de mai 2013 par la cour européenne des comptes et intitulé « brève liste des termes anglais mal usités dans les publications de l'Union européenne. » « Au fil des ans, les institutions européennes ont développé un vocabulaire qui diffère de toutes les formes reconnues d'anglais », annonce le rapport dans son introduction.
Selon l'auteur de ce rapport, les collaborateurs des institutions européennes se soucient assez peu de la justesse lexicale de leur anglais à partir du moment où ils sont compris en interne. Mais, comme le rappelle le rapport « il se peut qu'il soit plus aisé de communiquer avec ces termes en interne qu'avec les termes corrects, mais les institutions européennes doivent aussi communiquer avec le monde extérieur. » En d'autres termes, le rapporteur s'inquiète du développement d'un « jargon eurocrate » issu de l'anglais au sein de l'Union Européenne qui, non content de n'être pas compris par une grande partie de la population de l'Union européenne, ne le serait pas davantage par les anglophones européens. Comme pouvait l'être jadis la katharévoussa, la langue officielle de la Grèce jusqu'en 1974 qui n'était comprise que des classes dirigeantes, il existe une langue vivante uniquement dans l'administration européenne et que ses usagers doivent, vaille que vaille, s'approprier.
La preuve par l'exemple
Le rapport fait ensuite une liste non exhaustive de ces mauvais usages.
- On peut ainsi relever, parmi les 58 pages du rapport, l'usage intensif du verbe « to assist at » pour « assister à », terme qui, sans être faux, est extrêmement archaïque en anglais courant qui préfère « to attend. »
- De son côté, « to precise » n'existe pas en anglais, malgré son large emploi dans l'anglais de l'Union Européenne.
- De même, les fonctionnaires européens ne lésinent pas sur l'usage du terme « axis » au sens français « d'axe stratégique. » Pourtant cet usage n'existe pas en anglais: « axis » est un axe physique ou encore, historiquement, l'alliance entre Hitler et Mussolini ! « Ce terme est particulièrement malheureux au pluriel, souligne le rapport, parce qu'il peut être confondu avec le pluriel de « axe » (hache). »
- Le rapport cite un autre exemple frappant et complexe : celui de « to foreseen » largement utilisé au sens de ses calques allemands (vorsehen) ou français (prévoir) alors qu'en anglais courant, il est couramment utilisé pour évoquer des prédictions de voyants ou de devins. Ce verbe n'est, en tout cas, jamais, utilisé comme en français au sens de « fourni » (dans « le matériel est prévu », par exemple). « La politique la plus sûre concernant ce terme est de l'éviter », résume le rapport.
- Parfois, ces « faux amis » peuvent conduire à de vrais contresens. Ainsi, la législation européenne utilise beaucoup « to dispose of » pour « disposer de » au sens français « d'avoir », sens qui n'existe pas en anglais où ce verbe veut dire « se débarrasser de. » La phrase : « the managing authority disposes of the data regarding participants » ne signifie donc pas que l'autorité compétente a les données concernant les participants , mais au contraire qu'elle les a supprimées !
- De même la terminologie « third country », omniprésente dans les appel d'offre de l'Union européenne, ne signifie pas, comme le voudrait le sens commun et explicite « troisième pays » mais « pays tiers » dans le sens de Bruxelles (c'est à dire en gros pays partenaires mais non membres).
- Enfin, le terme « d'anglo-saxon » pour désigner les pays anglophones est souvent utilisé dans la législation européenne. En anglais classique, ce terme désigne au mieux les peuples qui, au Ve siècle, ont envahi les îles britanniques et, au pire, dans son usage américain, les Blancs, les fameux « Wasps » (White Anglo-Saxon Protestants). En dehors de son usage historique, ce terme a, précise le rapport, « une connotation négative et doit être évité. »
- Le rapport relève aussi quelques usages grammaticaux propres à l'Union Européenne comme l'usage intensif de la préposition « of » pour à peu près toutes les autres prépositions possibles et qui peut prêter donc à confusion.
Prêts pour l'aventure ?
Vous me direz que, comme toutes les autres langues, le « jargon eurocrate » s'apprend. Et bien oui, après le fameux « Globish » (de global & english, langue d'usage courant d'un anglais relâché) dans les échanges internationaux, il existe un savoir-faire linguistique précieux pour se repérer dans la jungle des portails de l'Union Européenne. Si vous ajoutez à cela un sens de l'orientation particulièrement aïgu au sein des portails anti-ergonomiques et particulièrement touffus de l'Union Européenne, vous serez prêts pour la grande aventure des fonds européens !